


Et mainte page blanche entre ses mains froissée
Jean-Marc Chomaz et Nicolas Reeves, en collaboration avec Quentin Benelfoul et Pierre Bourdon et la participation de Benjamin Guille, Anthonin Gourichon et Gilles Reeves
L’installation Et mainte page blanche entre ses mains froissée, est une machine déterministe chaotique.
Chaque filaments de brume dans le courant évolue sous l’effet d’instabilités liées aux différences de vitesse et de densité avec l’air clair. Dans leur évolution, ces filets gardent la mémoire des infimes variations qu’ils ont ressenties et amplifient ces perturbations jusqu’à les rendre visibles et en entremêler le sens. Ainsi le son d’une voix, s’imprime sur chaque filament, d’abord imperceptible, puis de plus en plus visible révélé par l’instabilité, jusqu’à déstructurer le filament et produire des formes circonvoluées, une écriture fractal de l’espace et du temps en perpétuelle création. Des mots insaisissables mélanger à d’autres mots invisibles qu’écrit l’air clair tout aussi instable que le brouillard.
Une écriture de plis, une écriture froissée sur la page pour tout recommencer.
puis tout commença.
Depuis les origines, je confie au vent des secrets que le flash de magnésium tente en vain de retenir.
Mes pas ont façonné l’argile, ils écrivent le mythe, poussière cunéiforme au sillon de la Terre.
Mais l’air replie ma mémoire en tourbillon de pierre.
Je me souviens.
Je me souviens des Mondes Mercator punaisés sur le mur, des synclinaux perchés découpés par la rivière, des volutes cristallines dans la percussion des récrés.
Les eaux ont laissé leur empreinte, au passant qui chemine, leurs spirales reprennent la chanson, un pas, une pierre, un reste de racine et passe le chemin.
Ta voix dessine des univers que le courant emporte en arabesques, calebasses sur la rivière ou marques du monde flottant posées sur le papier par la morsure du bois
Oublier
puis tout commença.
Jean-Marc Chomaz, poème intention, 2022,
L’installation Et maintes page blanche entre ses mains froissée interroge le passage du Temps. Elle met en œuvre une calligraphie de brume qui se déploie, se replie à l’infini emportée par sa propre dynamique et celle invisible des tourbillons que le geste a imprimés dans l’air. Le cosmos, la géologie, la vie représentent des récits analogues en perpétuelle transformation qui gardent trace de tous les processus de leur création.
Selon Darwin, la sélection naturelle, moteur de l’évolution, est régie par deux principes, mutation et transmission aux générations futures. Elle implique ainsi une mémoire, une forme d’écriture qui invente le Temps et aussitôt tente de lui échapper, de ne pas croire aux oracles. La découverte de l’ADN, des chromosomes et des gènes a révélé une partie de l’écriture qui porte cette mémoire. Depuis d’autres ADN ont été découverts dans les mitochondries ou les chloroplastes et l’épigénétique a montré que tous ses codages gardent trace de plusieurs récits à la fois, une forme de polyphonie, que l’environnement, les conditions extérieures peuvent amener à s’exprimer créant d’un même code, une polysémie.
Aucun de ces récits, de ces empreintes, de ces trajectoires n’est isolé.
La matière est mémoire. L’argile constitue la trace physico-chimiques de tous les processus de transformation depuis le Temps où le cosmos n’était pas encore transparent, depuis la première étoile et sa gigantesque explosion, depuis le choc des Titans parcourant les nébuleuses, l’effondrement gravitationnelle formant de gigantesque disque d’accrétion, la fusion de ce chaos, la solidification de la croûte terrestre, l’érosion et la métamorphose des roches sous l’action de l’eau, de l’air, de la glace. Des infinies bifurcations de ces processus est apparue la vie qui a son tour à transformer la roche.
Toutes ces mémoires sont complexes car les processus en jeu, bien que déterministes sont chaotiques, ils impliquent divergence, amplification des différences et repliement. Des choix à la croisée des chemins qui finissent par ramener au point de départ et à replier le réel, toujours identique, toujours diffèrent ;
puis tout commença.
Ces processus ne produisent pas un désordre homogène, une esthétique de l’oubli, mais donne une forme au monde, des textures au Temps-espace, une mémoire des symétries que la dynamique a brisées. Bien que déterministes, postulants une flèche au Temps, rangeant les phénomènes en effets et causes, en avant et après, amont et aval, ces systèmes sont désordonnés, chaotiques. Ils gardent mémoire à l’infini de leur histoire, mais du repli du Temps nait l’impossibilité de pressentir les effets ou de retrouver les causes au-delà d’un horizon de prévisibilité.
Comme une écriture sur une feuille que l’on froisse, les repliements créent des formes toujours plus complexes et deviennent circonvolutions folles, arabesques.
L’installation Et maintes page blanche entre ses mains froissée donne à percevoir cette mémoire du vent, une écriture étirer libre dans la cascade invaginée qui l’anime. Elle déploie une forme de nostalgie fluide dans l’impossibilité, intrinsèque au chaos déterministe, du retour en arrière. Elle est l’irréversibilité même du souvenir qui s’égare à parcourir d’autres passés possibles et à imaginer depuis ces fictions d’autres présents, rêveries mélancoliques à l’entour du réel, annihilation du Temps, exploration d’Univers parallèles.
Cette mélancolie transparait dans le poème de Victor Hugo à qui l’installation emprunte son titre.
La poésie est la fille aînée du chaos. La suite de bifurcation de sens que l’espace entre les mots produit, construit une infinité de mondes.
Dans l’installation, des poèmes sont chuchoter à la brume. Ils proviennent des premiers enregistrements audio de texte lu par leur auteur, traces laissées par la pression du Temps sur la cire des souvenirs. Les tourbillons dans leur mouvement amplifient alors les infimes vibrations proposées par le système de haut-parleurs de la machine. On air / sur les ondes, Ils déploient l’instant dans l’espace.
Et le vent perforé semble dérouler la musique d’un piano mécanique à moins que ce ne soit l’illusion zootrope du vol aquatique de quelque créature.
Schéma de l’installation Et mainte page blanche entre ses mains froissée Jean-Marc Chomaz et Nicolas Reeves, avec Pierre Bourdon, Benjamin Guille et Quentin Benelfoul (2022).
Photo de l’installation Et mainte page blanche entre ses mains froissée Jean-Marc Chomaz et Nicolas Reeves, avec Pierre Bourdon, Benjamin Guille et Quentin Benelfoul (2022).