


Décalage vers le rouge – Devenir Machine
Dispositif scénique et ombres tridimensionnelles, Jean-Marc Chomaz,
Composition et réalisation en informatique musicale Marco Suarez-Cifuentes
Chorégraphie Agata Jarošová et Joan Tran Hieu
Interprète Paetzold, Anne Gillot
Décalage vers le rouge — Devenir Machine est une œuvre hybride, chorégraphique, musicale et visuelle utilisant le procédé Redshift de Jean-Marc Chomaz rendant les ombres chinoises tridimensionnelles. Les ombres créées se détachent de l’écran sur lequel elles se forment et convoquent à la fois le mythe de Pan et le voyage dans le Temps, les ombres pouvant se placer devant l’objet et la lumière qui les engendrent. Devenir Machine, présentée au Festival Instandsetzung#3, Villingen-Schwenningen, Allemagne 2022, est le second volet du projet de recherche-création Décalage vers le rouge après Devenir sol, plante, animal, créée en forêt dans le cadre de l’événement Champs magnétiques à l’observatoire SIRENE dans le Lubéron en juillet 2020.
Intension
Est-ce la dilatation de l’espace, ou bien la lumière qui finit par se souvenir que l’Univers à un âge ou bien qu’il n’en a plus ? Mais les ombres que nos corps portent sur les galaxies lointaines se décalent inéluctablement vers le rouge laissant sur nos silhouettes qu’une légère irisation de bleu. Comment retourner le temps pour éclairer l’Univers, étoile double de ton regard ? Le cri de l’absence contracte le vide. Les diaphanes lambeaux de nuit se mêlent aux vivants. Grandes voiles noires que le vent solaire gonfle, elles transforment le présent en une arche de fantômes.
Installation et principe Lumière
Chaque projecteur se compose de deux lampes placées cote à cote horizontalement et munies de filtres interférentiels spéciaux. Les lampes projettent chacune une ombre, le spectateur portant des lunettes munies de filtres complémentaires perçoit les ombres des danseurs non pas sur la bâche tendue dans l’espace scénique mais comme flottant dans l’air devant lui à la même distance que celle de la lumière au danseur .
Ainsi les ombres, libérées du support sur lequel elle aurait dû se projeter, apparaissent à la même distance pour chaque spectateur, elle se déplaceront avec lui et pourront apparaître devant l’objet qui les crée et même devant la lumière, ce que j’associe à un retournement temporel, une inversion du sens de parcours des rayons lumineux, un échange entre qui éclaire et qui regarde.
Beaucoup de mises en espace des ombres sont possibles car un même danseur aura autant d’ombres que projetées par les doubles lampes qui le regardent. Les ombres peuvent se superposer sur un même écran ; elles deviennent alors seulement moins contrastées. Les ombres de deux danseurs dans des espaces différents peuvent danser ensemble et même se traverser, ou encore un danseur peut performer devant l’écran avec l’ombre d’un autre qui peut alors passer à travers lui.
Les écrans et les doubles lumières peuvent être « performés », les ombres décrivant toujours la position de la lumière soit portée par un danseur soit déplacées en saccade par l’allumage sériel de doubles lampes comme si le Temps devenait discontinu.
Le temps des machinesÀ la fin du XVIIiéme siècle puis au XVIIIiéme avec les brevets de Denis Papin (1681), de Thomas Savery (1698), Thomas Newcomen (1712) puis de James Watt (1768), les machines inventent un nouvel espace de contacts et de mouvements avec une classification des types de liaisons mécaniques entre éléments rigides. Pour chaque liaison, le mouvement se décompose en tout point de la pièce mécanique en rotation et translation correspondant au degrés de liberté permis par cette liaison. De même la liaison transfert d’un corps à un autre des force dans certaines directions et des couples appliqué dans certain axe. La table suivante code l’ensemble des liaisons élémentaires et donne pour chacun les degrés de libertés associés et les forces et couples transférables, elle construit l’espace mathématique des mouvements machiniques.
Ce codage permet une écriture des mouvements des machines et leur décomposition élémentaire. Mais il est en défaut pour les transmissions complexes : engrenages, chaîne ou courroie. Il n’est pas adapté pour des machines souples (soft robotics).
Ce code est à rapprocher du codage des mouvements en danse qui commence en Europe avec l’ouvrage de M. Arbeau Thoinot (anagramme de Jean Tabourot , chanoine de Langres et maître de chapelle d’Henri III)., Orchesographie. Et traicte en forme de dialogue, par lequel toutes personnes peuvent facilement apprendre & practiquer l’honneste exercice des dances (1589). Si le rythme est noté de façon symbolique sur une portée verticale les mouvements sont codés en langage courant avec un nom désignant le type de pas et des indication d’intensité et de direction.
Puis, au début de l’âge de la machine inaugurée par l’invention du piston par Papin, de façon plus graphique et moderne avec un positionnement spatial du corps et des membres par Feuillet, Raoul Auger Chorégraphie, ou L’art de décrire la dance par caractères, figures et signes démonstratifs (1700).
Ces deux approches machinique et chorégraphique se retrouvent dans les études d’Étienne Jules Marey pour la décomposition du mouvement. La chronophotographie fixant sur un même cliché les positions d’une personne ou d’un animal a été inventée par Eadweard Muybrid en 1878 pour décomposer le galop d’un cheval. Étienne Jules Marey qui partage l’invention avec Muybrid la développe pour analyser les mouvement du corps humain transformant celui-ci en ne rendant visible que les liaisons osseuses principales des jambes et des bras en un pantin articulé dont la mécanique peut être décomposés en mouvements élémentaires, dans une vision et un codage machinique.
Le Temps discontinuDans l’installation Décalage vers le rouge, l’utilisation des séquences d’éclairage successif d’une série de doubles lampes distribuées dans l’espace change l’angle de projection des ombres et leur taille apparente. Pour le spectateur cela correspond à déplacer l’espace des ombres tridimensionnelles autour de lui et à donner l’impression du mouvement des objets et des personnes de l’autre coté de l’écran. Ce procédé constitue une inversion du celui de la chronophotographie, non pas une écriture du temps, inscription du mouvement dans le temps, par les flashs de lumière ou l’ouverture de l’obturateur mais création de l’impression du mouvement par la séquence de lumière.
Notre technique d’ombres animées créant le déplacement par une chrono composition de lumière, se rapproche du cinémascope inspiré des premières lanternes magiques, Phénakistiscope de Joseph Plateau (1832), zootrope de William George Horner et Simon Stampfer (1834) et du Phonoscope ou bioscope inventés par Georges Demenÿ en (1898) pour produire le mouvement par l’image. Si la chronophotographie visait à objectiver l’observation en lien avec le courant de la gymnastique rationnelle d’un corps machinique, l’écriture par la lumière du mouvement utilisé ici, tend à créer l’illusion de celui-ci et pourrait s’appeler chrono-cinématoscope, chrono-photoscope – choréphotographie (écrire la danse avec la lumière) ou encore Phénakistiscopie en hommage au physicien Plateau.
Pour le dispositif scénique du musée des arts & métiers où deux espaces sont créés autours de deux machines à vapeur, deux utilisations différentes des séquences de lumière seront utilisés avec des successions rythmiques pour la première machine avec une disposition en séquence spatiale des lampes et aléatoire avec des poses plus longues sur un éclairage donné et une disposition plus déstructurée pour la seconde machine.
L’imaginaire musical et chorégraphiqueL’imaginaire musical et chorégraphique de son, de lumières, de mouvements réels et d’illusions forme un tout qui se décompose en désir machinique pour la première machine avec l’exploration de l’espace des mouvements, des degrés de liberté, des contacts et des forces que l’ère des machines a fait advenir transformant le corps lui-même, étendant ses capacités, rationalisant le mouvement, traçant un parallèle homme machine, animal et cheval vapeur. C’est l’invention de la vitesse et de la force, libération et contrainte.
Le second volet autour de la seconde machine est celui du rêve cosmique, plus traversée du miroir, Alice au pays des merveilles, les machines deviennent cercles armillaires, mouvement mécanique céleste des planètes, rouage du destin que des dieux capricieux manipulent, enfant rieur de l’Olympe incohérent.
Plusieurs Temps, plusieurs Dieux, plusieurs jeux.Pour la première machine Chronos, la destinée, vieillard au aile noires, le temps de l’action des corps et des machine, linéaire, celui de la montre, de la mesure, le plan séquence cinématographique, le Dieu du temps continu, de la causalité, le mouvement mécanique bielle manivelle, dualité translation/rotation dont il existe quatre principe principaux (vis et écrou, bielle et manivelle, pignon et crémaillère et came et galet).
Pour la seconde machine règne Aïon, ou Éon, un jeune homme nu à l’intérieur du cercle zodiacale, le temps éternel et cyclique, un présent libéré de la mesure, un hors temps, l’extra-temporalité d’un présent immanent au corps eux-mêmes, débarrassé du mouvement et de la cinétique, une idée immanente, l’éternité de la pensée et du rêve, un devenir, le temps de l’instant suspendu.
Entre les deux pôles circule Kairos, un jeune homme ailé que l’on saisit par sa chevelure, le temps subjectif, le point de basculement décisif, avec la notion d’un avant et d’un après, la chance que l’on saisie si l’on en a conscience, la rupture, la liberté du chaos.
Imaginaire de la pièce
l’espace des mouvement des machines
vision machinique des corps
codage de cette espace machinique -les liaisons élémentaires – théorie mathématique graphique
l’écriture de la danse
machine 1
le désir machinique
Chronos – destinée – action
machine 2
rêve cosmique – cercle armillaires – mécanique celeste
Aïon – éternité – pensée
entre les deux
Kairos – la chance – la rupture
Photo Décalage vers le rouge Devenir Machine, Musée des Arts & Métiers, Novembre 2021, photo Santiago Gardeazabal
Photos Décalage vers le rouge Devenir Machine, Festival Instandsetzung#3, Villingen-Schwenningen, Allemagne 2022, Photo Jean-Marc Chomaz